MARIVAUX - L’ÎLE DES ESCLAVES –
LECTURE ANALYTIQUE n° 2 :
EXTRAIT DE LA SCENE 3
De la moitié de la réplique 22 ( Trivelin : « Venons maintenant à l’examen de son caractère » à la réplique 45 : « En voilà donc assez pour à présent »)
- Le portrait satirique d’une coquette
I / Le jeu de scène du portrait : jeu de miroir et mise en abyme ( sur un rythme endiablé)
C’est Trivelin qui réclame un portrait à Cl ( r 22) : relève d’une coutume répandue au théâtre et dans les salons de la société classique (cf les célèbres portraits de Célimène dans Le Misanthrope de Molière)
- Tirades de Cléanthis ( rr 31 ; 34 + 36 ; 41 ; 43)
entrecoupées par des soupirs (soulignés) d’Euphrosine qu’elle réprouve, en tant que victime ( = spectatrice « subjective » ; impuissante face à l’affront subit, ce qui le rend d’autant plus insupportable)
et des remarques (admiratives) de Trivelin : rr 35 : «elle développe assez bien cela » ou 37 : « cette peinture-là (…) me paraît fidèle » => Trivelin apprécie les talents de satiristes de Cléanthis, qu’il juge en tant que spectateur (objectif).
Cléanthis, elle-même, justifie ses talents d’observatrice privilégiée du jeu de sa maîtresse (ds sa vie intime et quotidienne) : r 23 : « Je suis dans mon fort » ; r 31 : « J’en ai tant vu, tant remarqué » ; fin r 36 : « Nous autres esclaves, nous sommes doués contre nos maîtres d’une pénétration !... »
- Discours à la fois diégétique (Cléanthis raconte sa maîtresse dans son quotidien) (1) et mimétique (Cléanthis imite – jusque dans la caricature – les comportements ridicules de sa maîtresse) (2)
1) « Vous souvenez-vous d’un soir où vous étiez avec ce cavalier si bien fait ? » (r 41) ou « Ecoutez, écoutez, voici le plus plaisant. Un jour qu’elle pouvait m’entendre … » (r 43)
2) => « Minaudière » : on se doute que Cléanthis va reproduire (en les exagérant) ses mines.
r 31 : « (Madame se tait, Madame parle) ; elle regarde, elle est triste, elle est gaie : silence, discours, regards, tristesse et joie, c’est tout un, il n’y a que la couleur de différente » => on imagine facilement la pantomime qui accompagne cette phrase : pour mieux appuyer (et illustrer) son discours, Cl l’accompagne de gestes et de grimaces significatifs.
+ rr 34 et 36
r 41 : « Vous vous donniez des tons, des gestes de tête, de petites contorsions, des vivacités. Je riais. » ( = opposition entre la longueur de ces 2 phrases => effet de contraste saisissant)
=> discours rapportés (r 34) ( voire même dialogues rapportés : r 36 ou 41) sont aussi l’occasion de jeux de scène.
Le tout est effectué sur un rythme assez enlevé : cf rythmes binaires ou ternaires des propos ; : Cléanthis s’amuse, se prend au jeu, se laisse emporter et surenchérit. = r 31 : « Madame se tait, Madame parle ; elle regarde, elle est triste, elle est gaie » ; ou « c’est vanité muette, contente ou fâchée » ; r 41 : « (Mais vous avez la main belle ;) il la vit, la prit, la baisa. »
Le jeu semble s’accélérer à mesure que Cl s’emporte : elle s’adresse presque simultanément à l’un et l’autre de ses interlocuteurs ( r 41 : « Vous souvenez-vous … ? » ; r 43 : « Ecoutez, écoutez, voici le plus plaisant. Un jour qu’elle … »)
=> du miroir (déformant) de la coquette au « miroir de paroles » de son implacable suivante.
II / La satire ( « vaine, (…) et coquette »)
C’est aussi Trivelin donne le thème sur lequel Cl va dvper ( r 27)
= narcissique (égocentrique) et superficielle, factice
- culte des apparences : importance du regard (et du fait d’être regardée) ; attention accordée au visage ( r 34 = « son visage peut se manifester, peut soutenir le grand jour, il fera plaisir à voir, etc) ; 36 = « que va-t-on penser du visage de Madame ? (…) + « cela veut dire : Messieurs, figurez-vous que ce n’est point moi, au moins ; ne me regardez pas, remettez à me voir ; ne me jugez pas aujourd’hui »)
- amour-propre poussé à l’extrême (=> nbrse psce des pronoms de la 1ère personne – opposition intéressante avec l’utilisation du pronom « on » ) : not lors des disc rapportés, rr 34, 36
- Sait habilement attiré l’attention vers elle : r 41 : les yeux grands ouverts (tt en insinuant que ceux d’une rivale sont trop petits) , les mains (« vous avez la main belle ») = séductrice (hypocrite)
- être versatile, tout en contradictions et oppositions, qui change de masques plusieurs fois par jour : cf jeux des antithèses et énumérations par lesquels Cléanthis débute son portrait : r 31 : « Madame se tait, Madame parle »
+ les deux exemples opposés fournis par la r 43 => Euph aime entendre dire (par sa servante) qu’elle est belle, pas qu’elle est raisonnable (« c’était bien fait, car je la flattais » = ironie ; sarcasme) => vaine : soucieuse uniquement de sa beauté (qualité passagère et souvent factice …), de son apparence ; pas de ce qui pourrait constituer des richesses intérieures (plus durables et profondes ; mais qui se remarquent moins, sf par les personnes de qualité (authentiques).
III/ La coquette (sévèrement) corrigée
- Le paraître et le faux-semblant démasqué (avec un soupçon de cruauté vindicative …)
Démarche inductive : Euphrosine = exemplaire de coquette (type)
- cf réactions d’Euphrosine : r 29 : « N’en voila-t-il pas assez » (alors que Cl n’a pas encore réellement commencé …) ; 32 : « Je n’y saurais tenir » ; 38 : « Je ne sais où j’en suis » ; 44 : »Je ne puis en souffrir davantage » => gradation : réactions de + en + vives ; parce qu’Euph est scandalisée par l’audace de sa servante ou (surtout) par la vérité du portrait.
- Euphrosine = l’une des trois Grâces, déesse de la Beauté ; ironie mordante : celle qui devrait être « emplie de joie » souffre, ici.
- et réflexions (moralistes) de Trivelin. = propos insupportables car criants de vérité.
- insiste sur le caractère nécessaire de l’expérience : « cela n’est fait que pour vous ; il faut que vous soyez présente. » ( r 25) ; ; r 22 : « portrait, qui doit se faire devant la personne qu’on peint … »
- annonce d’emblée sa fonction morale : r 22 (suite) : « qu’elle se connaisse, qu’elle rougisse de ses ridicules, si elle en a, et qu’elle se corrige. Nous avons là de bonnes intentions, comme vous voyez. » ( Marivaux lui-même semble vouloir prendre les devants, par prudence)
- insiste sur la pertinence du portrait : rr 35, 37 « cette peinture-là (…) me paraît fidèle » ; 42 => didascalies indiquent qu’il s’adresse directement à Euph, comme s’il s’agissait d’être sa (mauvaise) conscience ou de la diriger (mais dans un but rédempteur) ; plus encore que d’encourager Cl (en la félicitant), qui n’en a nul besoin pour poursuivre.
- Pour corriger Euph, il faut d’abord commencer par dénoncer ses vices, ses ridicules, ses travers.
Conclusion : Le fait que nous soyons au théâtre et que Cléanthis s’amuse à jouer sa maîtresse qui passe son temps à se montrer et à jouer la comédie du paraître permet de mieux démasquer ce que le personnage de coquette a de vain et superficiel (voire même extravagant)
- coquette prisonnière de l’image qu’elle cherche à donner aux autres (jusqu’à perdre toute identité propre => ce n’est plus qu’un type (reproductible et imitable à l’infini), un personnage de théâtre, un masque (au caractère figé)
- pas de sentiments sincères exprimés ; toujours recouvert par l’artifice et le simulacre.
- prolongement dans la scène 4 : Euphrosine doit reconnaître la vérité du portrait ( = se confesser revient à promettre de corriger ses fautes ?...)
Dans Le cabinet du philosophe (essai), Marivaux affirme vouloir : « Percer au travers du masque dont (les êtres) se couvrent » pour découvrir un visage authentique.